Au crépuscule de la Seconde Guerre mondiale, l’industrie aéronautique allemande développait des concepts révolutionnaires pour renverser le cours du conflit. Parmi ces innovations, le Dornier Do 335 Pfeil se distingue comme l’une des réalisations les plus audacieuses de l’époque. Cet appareil unique adoptait une configuration push-pull inédite, combinant un moteur tracteur avant et un moteur propulseur arrière dans un fuselage élégant. Bien que seulement 38 exemplaires aient été construits, le Do 335 représentait une approche révolutionnaire de la conception aéronautique, atteignant des performances exceptionnelles pour un avion à moteur à pistons. Cette machine d’exception illustre parfaitement l’ingéniosité technique allemande et l’évolution rapide des technologies militaires durant cette période critique de l’histoire.
Genèse et conception révolutionnaire du dornier do 335 pfeil
Cahier des charges RLM et spécifications techniques du chasseur-bombardier rapide
Le développement du Dornier Do 335 trouve ses origines dans les besoins stratégiques croissants de la Luftwaffe au début des années 1940. Le Reichsluftfahrtministerium (RLM) recherchait un bombardier rapide capable de pénétrer les défenses aériennes alliées et d’effectuer des missions de reconnaissance à haute vitesse. Les spécifications initiales exigeaient une vitesse maximale supérieure à 700 km/h, un rayon d’action de plus de 1 000 kilomètres et une capacité d’emport de bombes d’au moins 500 kilogrammes.
Les ingénieurs de Dornier répondirent à ce défi en proposant le projet P.231, qui devait initialement servir comme bombardier rapide monoplace. Cette conception révolutionnaire promettait de dépasser largement les performances des bombardiers conventionnels de l’époque. Le concept évolua rapidement vers un chasseur polyvalent lorsque la situation militaire allemande se dégrada, nécessitant des appareils capables d’assurer la supériorité aérienne face aux raids de bombardiers alliés massifs.
Innovation aérodynamique de la configuration push-pull à moteurs en tandem
La caractéristique la plus remarquable du Do 335 résidait dans sa configuration push-pull unique. Cette disposition plaçait un moteur Daimler-Benz DB 603 à l’avant en position tractrice conventionnelle, tandis qu’un second moteur identique était installé dans la partie arrière du fuselage, actionnant une hélice propulsive. Cette architecture offrait plusieurs avantages décisifs par rapport aux bimoteurs classiques : réduction de la traînée aérodynamique, élimination des problèmes d’asymétrie en cas de panne moteur, et augmentation significative de la puissance disponible.
L’innovation technique ne s’arrêtait pas là. Le système de transmission du moteur arrière utilisait un arbre de transmission sophistiqué traversant la cabine du pilote, une prouesse d’ingénierie remarquable pour l’époque. Cette configuration permettait d’obtenir une surface frontale réduite et une aile aérodynamiquement propre, facteurs essentiels pour atteindre les performances de vitesse visées.
Rôle de claude dornier et influence des recherches aérodynamiques de l’AVA göttingen
Le professeur Claude Dornier, fondateur de l’entreprise, avait déjà exploré le concept de moteurs en tandem dès la Première Guerre mondiale avec ses hydravions. Son expérience avec le Dornier Wal de 1922 et le Do 18 de 1935 avait démontré la viabilité de cette approche. Le brevet déposé en 1937 sous le numéro 728044 formalisait cette vision technique et constituait la base légale du développement ultérieur.
Les recherches menées à l’Aerodynamische Versuchsanstalt (AVA) de Göttingen influencèrent considérablement la conception finale du Do 335. Les tests en soufflerie confirmèrent les avantages aérodynamiques de la configuration push-pull et permirent d’optimiser les formes du fuselage. Cette collaboration entre l’industrie et la recherche académique illustrait l’approche scientifique rigoureuse adoptée par les ingénieurs allemands.
Comparaison avec les projets concurrents heinkel he 219 et Focke-Wulf ta 152
Face au Do 335, la concurrence proposait des solutions plus conventionnelles mais néanmoins performantes. Le Heinkel He 219 Uhu adoptait une configuration bimoteur classique et se spécialisait dans la chasse de nuit, tandis que le Focke-Wulf Ta 152 représentait l’évolution ultime du chasseur monoplace à moteur unique. Ces appareils offraient des performances remarquables mais restaient limités par leurs concepts traditionnels.
Le Do 335 surpassait ses concurrents en vitesse pure, atteignant 770 km/h contre 670 km/h pour le He 219 et 755 km/h pour le Ta 152. Cette supériorité découlait directement de sa configuration aérodynamique avancée et de sa double motorisation. Cependant, cette complexité technique entraînait des défis de production et de maintenance que ses concurrents évitaient grâce à leurs conceptions plus simples.
Caractéristiques techniques et performances exceptionnelles du prototype V1
Motorisation Daimler-Benz DB 603E-2 et système de transmission à cardan
Le cœur technique du Do 335 reposait sur deux moteurs Daimler-Benz DB 603E-2 de 1 750 chevaux chacun. Ces moteurs 12 cylindres en V inversé représentaient le summum de la technologie allemande en matière de propulsion à pistons. Le moteur avant utilisait un refroidissement par radiateur annulaire, donnant à l’appareil l’apparence d’un moteur radial, tandis que le moteur arrière était intégré dans le fuselage avec des ouvertures de refroidissement latérales et ventrales.
Le système de transmission du moteur arrière constituait un défi technique majeur. Un arbre de transmission à cardans traversait la cabine du pilote pour actionner l’hélice propulsive de quatre pales. Ce système complexe nécessitait des tolérances de fabrication extrêmement précises et des matériaux de haute qualité. L’injection d’eau-méthanol MW-50 permettait d’augmenter temporairement la puissance des moteurs de 300 chevaux pendant environ 10 minutes, offrant un avantage tactique crucial lors des phases critiques du vol.
Vitesse maximale de 763 km/h et plafond opérationnel de 11 400 mètres
Les performances du Do 335 dépassaient largement celles de ses contemporains à moteur à pistons. La vitesse maximale de 763 km/h à 6 500 mètres d’altitude le plaçait pratiquement au niveau des premiers avions à réaction comme le Messerschmitt Me 262 . Cette vitesse exceptionnelle résultait de la combinaison optimale entre la puissance des deux moteurs et l’aérodynamique raffinée du fuselage.
Le plafond opérationnel de 11 400 mètres permettait au Do 335 d’intercepter efficacement les formations de bombardiers alliés volant à haute altitude. La vitesse de montée impressionnante de 8 000 mètres en 14 minutes 30 secondes garantissait une capacité d’interception rapide. Ces performances plaçaient l’appareil dans une catégorie à part, rivalisant avec les meilleurs chasseurs de l’époque tout en conservant des capacités de bombardement.
Armement MK 103 de 30mm et capacité d’emport de 1000 kg de bombes
L’armement principal du Do 335 A-1 combinait puissance de feu et polyvalence opérationnelle. Un canon MK 103 de 30 mm tirait à travers le moyeu de l’hélice avant, alimenté par 90 obus. Deux canons MG 151/20 de 20 mm complétaient cette configuration, installés dans le capot moteur avec 200 obus chacun. Cette combinaison offrait une puissance de feu dévastatrice contre les bombardiers lourds alliés.
La soute à bombes interne pouvait accueillir jusqu’à 1 000 kilogrammes d’explosifs, permettant des missions de bombardement tactique. Des versions spécialisées comme le Do 335 B-2 « Zerstörer » recevaient un armement renforcé avec deux canons MK 103 supplémentaires de 30 mm montés dans les ailes, portant la puissance de feu totale à un niveau exceptionnel pour l’époque.
Train d’atterrissage tricycle et siège éjectable heinkel he 280
Le Do 335 adoptait un train d’atterrissage tricycle, configuration encore rare en 1943 qui améliorait considérablement la stabilité au sol et la visibilité du pilote durant les phases de roulage. Cette disposition facilitait également les manœuvres au sol pour les pilotes moins expérimentés. Le train principal se rétractait vers l’arrière dans des logements situés dans l’épaisseur de l’aile.
L’innovation la plus remarquable concernait le siège éjectable, adapté du système développé pour le Heinkel He 280 . En cas d’éjection d’urgence, des charges explosives sectionnaient automatiquement l’hélice arrière et la dérive dorsale pour éviter que le pilote ne percute ces éléments lors de sa sortie. Ce système de sécurité révolutionnaire témoignait de l’attention portée à la survie du pilote, ressource précieuse et irremplaçable pour la Luftwaffe.
Développement opérationnel et versions de production do 335A et do 335B
Le programme de développement du Do 335 connut plusieurs phases distinctes, reflétant l’évolution des besoins opérationnels allemands. La version initiale Do 335A-0 de présérie servit principalement aux essais d’évaluation menés par l’ Erprobungskommando 335 à partir de septembre 1944. Cette unité spécialisée avait pour mission de développer les tactiques d’emploi et de former les premiers pilotes sur cet appareil révolutionnaire.
Dix exemplaires de présérie Do 335A-0 sortirent des chaînes de production d’Oberpfaffenhofen, suivis par onze Do 335A-1 de série à partir de janvier 1945. Cette version de production intégrait les améliorations identifiées durant les essais, notamment des moteurs DB 603E-1 plus puissants et des points d’emport externes sous les ailes pour des bombes ou des réservoirs supplémentaires. La cadence de production restait cependant limitée par la complexité de fabrication et les bombardements alliés sur les installations industrielles.
Les variantes Do 335B représentaient l’évolution logique vers un chasseur pur, abandonnant les capacités de bombardement au profit d’un armement renforcé. Le Do 335B-2 embarquait cinq canons au total, dont trois de 30 mm, constituant la configuration la plus redoutable jamais envisagée pour un chasseur à moteur à pistons. Ces versions tardives n’atteignirent jamais le stade de la production en série, la guerre prenant fin avant leur mise en service opérationnelle.
Une mention particulière doit être faite des versions biplaces Do 335A-6 et A-12, destinées respectivement à la chasse de nuit et à l’entraînement. Le Do 335A-6 recevait un équipement radar sophistiqué et un navigateur-opérateur radar, transformant l’appareil en chasseur nocturne capable de rivaliser avec les meilleurs spécialistes alliés. Ces développements témoignaient de la flexibilité du concept de base et des ambitions de la Luftwaffe pour cet appareil exceptionnel.
Défis techniques du refroidissement moteur et problématiques de maintenance
Le refroidissement du moteur arrière constituait l’un des défis techniques les plus complexes du Do 335. Contrairement au moteur avant qui bénéficiait d’un flux d’air naturel, le moteur arrière dépendait d’un système de refroidissement sophistiqué utilisant des prises d’air latérales et ventrales. Cette conception entraînait des problèmes de surchauffe récurrents, particulièrement lors des phases d’utilisation intensive comme les combats aériens ou les montées rapides.
Les ingénieurs de Dornier développèrent plusieurs solutions pour améliorer le refroidissement arrière. Des volets de refroidissement automatiques régulaient le flux d’air selon la température moteur, tandis que des radiateurs supplémentaires étaient intégrés dans le fuselage arrière. Malgré ces améliorations, les appareils de présérie souffraient encore de casses moteur fréquentes, limitant leur disponibilité opérationnelle et nécessitant des révisions plus fréquentes que prévu.
La maintenance du Do 335 s’avérait particulièrement complexe comparée aux chasseurs conventionnels de l’époque. L’accès au moteur arrière nécessitait des procédures spécifiques et des outils adaptés. Le démontage de l’hélice propulsive et de l’empennage cruciforme demandait plusieurs heures de travail, retardant les interventions d’entretien courant. Cette complexité contrastait avec la philosophie allemande privilégiant habituellement la simplicité de maintenance, comme illustré par le Messerschmitt Bf 109 .
Les besoins en matériaux stratégiques représentaient un autre défi majeur. Le Do 335 consommait des quantités importantes d’acier spécialisé, d’alliages légers et de matériaux composites pour ses composants critiques. Ces ressources étaient devenues extrêmement rares dans l’Allemagne de 1944-1945, limitant les possibilités de production en masse. La complexité de fabrication exigeait également des ouvriers hautement qualifiés, ressource de plus en plus précieuse dans le contexte de guerre totale.
Évaluation post-guerre par les alliés et tests comparatifs USAAF
La capture de plusieurs exemplaires de Do 335 par les forces alliées en 1945 ouvrit une période d’évaluation intensive de cette techn
ologie révolutionnaire. Les forces américaines récupérèrent plusieurs Do 335 en état de vol ou partiellement assemblés, permettant une analyse approfondie de cette conception unique. L’United States Army Air Forces (USAAF) conduisit des tests comparatifs détaillés, confrontant les performances du Do 335 aux meilleurs chasseurs alliés de l’époque, notamment les P-51 Mustang et P-47 Thunderbolt.
Les pilotes d’essai américains furent impressionnés par les performances brutes du Do 335, particulièrement sa vitesse maximale et sa capacité de montée exceptionnelle. Les rapports techniques soulignaient la supériorité du concept push-pull en termes de vitesse pure, confirmant les calculs théoriques allemands. Cependant, les évaluations révélèrent également les faiblesses inhérentes à cette configuration complexe, notamment les problèmes de refroidissement du moteur arrière et la lourdeur des commandes à haute vitesse.
L’Air Technical Intelligence américaine produisit des rapports détaillés analysant chaque aspect technique du Do 335. Ces documents classifiés révélaient l’avance technologique allemande dans certains domaines, tout en identifiant les compromis nécessaires pour atteindre de telles performances. Les ingénieurs alliés s’intéressèrent particulièrement au système de transmission arrière et aux solutions adoptées pour le refroidissement moteur, technologies potentiellement applicables à leurs propres développements futurs.
Les autorités françaises récupérèrent également un exemplaire, désigné M-17, qu’elles évaluèrent jusqu’en 1948. Ces tests prolongés permirent d’analyser les caractéristiques de vol en conditions opérationnelles réelles et d’évaluer la fiabilité à long terme de la configuration push-pull. Les conclusions françaises confirmaient globalement les observations américaines, soulignant le potentiel exceptionnel du concept tout en notant les défis pratiques de son exploitation.
Héritage technologique dans l’aviation moderne et influence sur les concepts push-pull contemporains
L’influence du Dornier Do 335 sur l’aviation moderne dépasse largement son impact historique immédiat. Cette conception visionnaire a inspiré de nombreux développements ultérieurs, démontrant la validité du concept push-pull pour des applications spécifiques. Les ingénieurs aéronautiques contemporains reconnaissent dans le Do 335 un précurseur des configurations hybrides actuelles, combinant différents types de propulsion pour optimiser les performances.
L’industrie aéronautique civile a redécouvert les avantages de la configuration push-pull avec des appareils comme le Beechcraft Starship ou le Piaggio P.180 Avanti. Ces développements modernes bénéficient des avancées technologiques en matériaux composites et en systèmes de contrôle électronique, résolvant certains défis techniques que rencontraient les ingénieurs de Dornier dans les années 1940. La réduction du bruit et l’amélioration de l’efficacité énergétique motivent aujourd’hui ces choix de conception innovants.
Les recherches actuelles sur les drones militaires de haute performance explorent également des configurations inspirées du Do 335. La propulsion électrique permet d’envisager des systèmes push-pull plus simples et plus fiables que leurs homologues à moteur thermique. Ces applications démontrent la pertinence durable des principes aérodynamiques établis par les ingénieurs allemands, adaptés aux technologies du XXIe siècle.
L’héritage du Do 335 se manifeste aussi dans les programmes de recherche académique sur l’optimisation aérodynamique. Les travaux de soufflerie modernes, assistés par simulation numérique, confirment les avantages théoriques de la configuration push-pull identifiés dans les années 1940. Cette validation scientifique posthume témoigne de la justesse de l’approche technique adoptée par Claude Dornier et ses équipes, malgré les contraintes technologiques de leur époque.
Au-delà des aspects purement techniques, le Do 335 symbolise l’innovation audacieuse face aux contraintes extrêmes. Cette leçon résonne particulièrement dans l’industrie aéronautique contemporaine, confrontée aux défis du développement durable et de l’efficacité énergétique. Comment les ingénieurs actuels peuvent-ils s’inspirer de cette approche révolutionnaire pour répondre aux enjeux environnementaux de l’aviation moderne ?
Le Dornier Do 335 Pfeil reste donc bien plus qu’une curiosité historique. Cette machine exceptionnelle illustre parfaitement la capacité humaine à repousser les limites technologiques, même dans les circonstances les plus difficiles. Son influence perdure dans les concepts aéronautiques modernes, témoignant de la vision avant-gardiste de ses concepteurs et de la pertinence durable de leurs innovations techniques révolutionnaires.